L'Article
En janvier 2011, un terrible meurtre secoue l’opinion publique française. Laëtitia Perrais, jeune fille de 18 ans qui vit dans une famille d’accueil, est enlevée, poignardée et étranglée. La recherche de l’intégralité de son corps durera plusieurs mois. Mais cette histoire sordide devient également une affaire d’Etat quand Nicolas Sarkozy accuse les juges de ne pas avoir correctement fait leur travail. L’auteur s’y intéresse à sa manière, en historien et en sociologue, afin de redonner sa voix à une jeune femme fracassée par la vie.
Je ne sais pas trop pourquoi, mais ce livre m’attirait. Peut-être est-ce le fait que les faits divers m’ont toujours intéressé, notamment dans ce qu’ils impliquent et racontent de la société et que c’est dans cette démarche que souhaite clairement s’inscrire l’auteur. Pourtant, je n’avais jamais rien lu d’Ivan Jablonka qui est avant tout historien et qui, dans sa bibliographie relativement récente, cherche à relier histoire, sociologie et littérature. L’analyse de ce qui s’apparente au premier abord à un simple faits divers permet forcément de répondre à cette aspiration et l’affaire Laëtitia Perrais, dans tout ce qu’elle a d’exceptionnelle, à tous les sens du terme, lui offre une opportunité exceptionnelle. D’autres auteurs ont eu la même démarche par le passé – on peut évidemment penser à Truman Capote avec De Sang Froid ou encore Emmanuel Carrère avec L’adversaire – mais il me semble que ce que cherche à faire Ivan Jablonka va encore plus loin, puisqu’il donne à son livre une véritable dimension sociétale. Et, autre différence majeure qui n’est pas sans conséquence et qui est même vraiment intéressante : il s’intéresse avant tout à la victime, autour de laquelle tout le livre est construit.
Ainsi débute dès le départ une sorte d’enquête qui s’entoure autour de deux fils qui sont entremêlés et qui constituent successivement les chapitres. Le premier est celui de l’histoire de Laëtitia, jeune fille morte à dix-huit ans et qui a connu une existence plus que difficile (passée avec sa jumelle de foyers en familles d’accueil), jusqu’à ce jour funeste qui l’a vu tomber sous les coups de Tony Meilhon. Le deuxième est celui des suites de ce meurtre, avec une enquête hors-normes et de tout ce qu’il a impliqué, notamment une grève des magistrats, remontés contre les attaques de Nicolas Sarkozy à propos de leur travail. Dans ces deux histoires intimement liées (et qui se relient de plus en plus au fil du livre), on sent que l’auteur cherche à rester le plus neutre possible, même s’il a évidemment une empathie importante pour Laëtitia et sa sœur jumelle Jessica. Il est même très froid par moments et certaines descriptions de l’horreur du meurtre sont difficilement soutenables. Mais c’est obligatoire pour garder la bonne distance et ne pas tomber dans un certain pathos. Laëtitia est également un livre qui interroge de façon assez frontale la question de la place des femmes dans la société.
Dans son désir de coller au plus près de la réalité, Ivan Jablonka a rencontré de nombreux proches dont il livre la parole. Il a également suivi les différents procès. Il reproduit enfin des messages de Laëtitia (SMS, Facebook,…) en laissant l’orthographe originelle. Ca peut paraître un peu gênant par moments même si cela vient aussi de la volonté de l’auteur de toujours coller au plus près de la réalité. D’ailleurs, il a tout à fait conscience du côté presque un peu voyeuriste de son récit et il y a une part d’autocritique dans son propre ouvrage puisqu’il s’interroge par moments sur le travail qu’il est en train de mener. C’est peut-être dans cette façon d’avoir un regard à la fois précis et compatissant que ce livre m’a le plus impressionné. A la fois roman policier, œuvre pleinement sociologique, réflexion sur notre société, ainsi un hommage post-mortem à une jeune fille que la vie n’a pas gâté, Laëtitia ne ressemble à rien d’autre et c’est aussi ce qui lui donne beaucoup de sa force. Un livre qui marque et qui fait réfléchir sur notre société !
« Nous avons de la distance vis-à-vis de nos morts, alors que la souffrance d’autrui nous happe, nous habite, nous hante, ne nous lâche plus. Pour nous-mêmes, il n’y a plus rien à faire. Notre blessure, c’est nous-mêmes, le drame et la routine de notre vie, notre névrose apprivoisée, et nous y sommes habitués, comme à une infirmité. Il y a, dans la vie de Laëtitia, trois injustices : son enfance, entre un père violent et un père d’accueil abusif ; sa mort atroce, à l’âge de dix-huit ans ; sa métamorphose en fait divers, c’est-à-dire en spectacle de mort. Les deux premières injustices me laissent désolé et impuissant. Contre la troisième, tout mon être se révolte. »
Ivan Jablonka signe avec Laëtitia ou la fin des hommes un ouvrage très impressionnant. En liant de façon intime la vie de la jeune femme et l’enquête ainsi que les rebondissements qui ont suivi sa mort, il parvient à montrer toute la dimension symbolique d’un événement qui est en fait bien plus qu’un fait divers et qui interroge notre société dans son ensemble. C’est aussi un hommage vibrant à la jeune Laëtitia ainsi qu’à ceux qui l’ont aidé tout au long de sa vie. D’une certaine façon, il la ramène à la vie et ça, c’est quand même une sacrée prouesse.