La Critique
A presque soixante-quinze ans et après pas loin de vingt-cinq long métrages à son actif, Martin Scorsese est encore capable de surprendre… En effet, ces derniers temps, aucun de ses longs métrages ne ressemble vraiment au précédent. Jonglant de la grande fresque historique (Gangs of New York) au biopic fiévreux (Le Loup de Wall Street), tout en passant par le film policier (Les Infiltrés), le thriller psychologique (Shutter Island) ou encore le film d’aventure pour plus jeune public (Hugo Cabret), celui qui est aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands réalisateurs américains encore en activité n’est jamais vraiment là où on l’attend et sa carrière prend parfois des détours relativement inattendus. Son nouveau film est d’ailleurs le fruit d’un projet qui commence à dater puisque cela fait plus de vingt ans que Scorsese a dans l’idée d’adapter le roman de Sh?saku End?, qui avait déjà été porté à l’écran en 1971 par Masahiro Shinoda. D’ailleurs, on peut voir dans ce film clairement centré sur la question de la spiritualité une continuité assez évidente avec une œuvre comme La Dernière Tentation du Christ par exemple. De réécritures du scénario en reports de mise en production, le long métrage ne s’est finalement jamais fait et toute la distribution qui était prévue pour un tournage en 2009 – et qui avait une sacrée gueule (Daniel Day-Lewis, Benicio del Toro, Gael Garcia Bernal et Ken Watanabe) – a finalement été remplacée avant que les prises de vue ne débutent enfin véritablement au début de l’année 2015. Ce sont donc les plus jeunes Andrew Garfield et Adam Driver qui ont repris les rôles principaux en plus de Liam Neeson, avec qui le réalisateur avait déjà travaillé auparavant. Si Silence est un long métrage qui vient de loin et semble être un projet qui tient vraiment à cœur de Scorsese, est-il pour autant une réussite du point de vue cinématographique ?
Ce que l’on peut dire pour débuter, c’est que Silence est loin d’être un film qui est facile d’accès. On peut même parler d’un cinéma relativement aride, qui prend son temps et qui, en ce sens, est très loin des canons actuels d’œuvres de plus en plus trépidantes. Ça en fait d’ailleurs un projet extrêmement libre et, en ce sens, presque encore plus passionnant. D’ailleurs, c’est assez amusant de voir la manière dont on est à l’extrême opposé du Loup de Wall Street qui m’avait justement déplu par son côté outrancier dans le rythme et la mise en scène. Là, Scorsese cherche de façon assez claire à offrir au spectateur une œuvre très calme, presque contemplative par moments et dont la force est justement à trouver dans ce rythme lent et ces longs plans extrêmement maitrisés desquels immanent une beauté par moments sublime. Grâce au travail assez extraordinaire de Rodrigo Prieto, directeur de la photographie que j’identifie personnellement aux films d’Iñárritu, Silence est rempli de plans stupéfiants dans leur construction et dans leur éclairage. Le jeu avec la brume ou avec la nature est vraiment exceptionnel, notamment dans la première partie du long métrage. Cela plonge les personnages dans une atmosphère qui est à la fois angoissante (on ne voit pas toujours très bien ce qui se passe) mais également onirique, puisque le Japon rural de cette période apparaît alors comme une sorte de monde parallèle, où la nature a encore tous ses droits et, d’une certaine façon, dicte sa loi. Cette beauté formelle donne à Silence un aspect véritablement captivant, au sens premier du terme tant on a du mal, en tant que spectateur, à se détacher de cette qualité d’image. Au point que c’en est presque dérangeant par moments car même les séquences de torture, particulièrement terribles sur le fond, sont magnifiées sur la forme par le travail de mise en scène.
Mais Silence ne peut se résumer qu’à un bel exercice de réalisation et cette mise en scène très posée sert également un propos sur la foi qui est loin d’être inintéressant. En effet, ce n’est pas un film sur la religion à proprement parler, même s’il s’agit de chrétiens qui cherchent à évangéliser une terre qui leur est hostile. Ici, ce qui est important, c’est bien la dimension personnelle de la foi et non son côté « politique » qui est véritablement au cœur du récit et notamment la question suivante : jusqu’où est-on prêt à aller dans la souffrance pour (é)prouver sa foi ? La thématique de la trahison (qui est directement liée) est également centrale avec ce parallèle assez évident fait avec l’histoire de Jésus et Judas. Et le film prend véritablement de la hauteur dans toute la deuxième moitié, lorsque le père Rodrigues (Andrew Garfield, toujours plus magnétique) se retrouve enfermé et que les bourreaux décident de parler avec lui. Les réflexions qui ressortent de dialogues très bien écrits sont très intéressantes et prennent une dimension particulière aujourd’hui, dans un monde où le fait religieux semble reprendre de la vigueur et où tout ou presque est justifié dans ce cadre. Jusqu’au dernier plan, ces questions restent posées et trouvent du sens. Scorsese parvient à éviter en grande partie le manichéisme en ne cherchant aucunement à être prosélyte. Si les Japonais passent pour des bourreaux, ce sont également eux qui poussent la réflexion sur la foi le plus loin possible et, d’une certaine manière, ces prêtres catholiques apparaissent également sous un jour peu flatteur, prêts à tout pour imposer une vision qui n’est pas forcément la bienvenue. Je suis bien d’accord pour dire qu’il y a quelques longueurs, notamment au cœur du film où le scénario piétine un peu, mais, d’une certaine manière, je me dis qu’il y a là une certaine logique car cela participe du cheminement intérieur du personnage principal qui cherche des réponses à des questions qui se font de plus en plus complexes pour lui. Dans le silence (la musique est absente), le spectateur est invité à réfléchir à ces différentes thématiques et c’est selon moi l’une des grandes réussites d’un long métrage qui marque.