L'Article
Le 20 mars 1995, dans le Métro de Tokyo, des membres de la Secte Aum répandaient dans les rames un gaz hautement mortel : le sarin. Bilan : douze personnes décédées et des milliers de personnes touchées. Murakami est bien sûr sous le choc de cette tragédie mais le traitement médiatique qui en est fait l’interloque plus qu’autre chose. Il décide alors de mener sa propre enquête en interrogeant victimes et membres d’Aum, tout en nous faisant lui-même part de ses convictions.
Pour faire « patienter » le fan de Murakami entre la parution échelonnée de 1Q84 (Tomes 1, 2 et 3) et la traduction du roman qui vient de sortir au Japon dans une ambiance frénétique (queues à minuit devant les librairies,…), les éditions Belfond ont décidé de sortir des tiroirs un livre vieux de plus de quinze ans. En effet, c’est en 1997 qu’a été publié en Grande-Bretagne puis au Japon Underground, sous une forme visiblement différente (il y a chez nous deux livres en un). On peut s’interroger sur le pourquoi d’une édition aujourd’hui de ce livre un peu « à part » dans la bibliographie foisonnante et exceptionnelle de l’auteur (comme l’était aussi Autoportrait de l’auteur en coureur de fond). On peut y voir sans aucun doute un effet d’aubaine d’éditeur que l’on ne peut nier mais, en même temps, après avoir terminé ce livre, on comprend qu’il dit énormément sur la société japonaise qu’essaie toujours de saisir Murakami, mais que le tout rejoint aussi de façon étonnante et presque « prophétique » les thèmes de prédilection de l’auteur, ce dont il a d’ailleurs parfaitement conscience.
Tout part d’un drame : l’attentat le plus meurtrier de l’histoire du Japon. C’est un évènement qui bouleverse l’auteur mais qui, déformation professionnelle sans doute, lui fait se poser de multiples questions sur le sens de cette tuerie dans la société japonaise. Selon lui, les interrogations ne sont pas du tout celles soulevées par les médias et l’ensemble de la réflexion doit même être inversée. En effet, dans une partie centrale courte mais très intéressante, Murakami étudie le rapport entre le Japon, sa façon de fonctionner et cette tuerie historique. Il nous donne son avis et offre un éclairage édifiant et à contre-courant de tout ce qui a pu être dit jusque-là. Selon lui, les Japonais ont tort de considérer cet acte comme entièrement étranger à leur façon de faire marcher la société puisque, en fait, c’est bien la modification progressive de cette société qui a poussé à cet évènement. On voudrait presque que toute cette thèse ne soit pas développée qu’en une trentaine de pages mais de manière plus précise encore car Murakami a une vraie acuité pour mettre des mots sur des questions sociétales pourtant très complexes. Il y a aussi dans cette affaire un rapport très intime aux notions qui tournent autour des profondeurs, qui sont un thème extrêmement cher à l’auteur et c’est ce qui explique aussi son intérêt peut-être encore plus prononcé pour cet attentat commis dans le métro.
La majeure partie du livre est constituée d’entretiens qu’il a pu mener avec, à la fois, des rescapés de cette tragédie ou des proches de personnes tuées, mais aussi d’anciens membres de la secte à l’origine de cette attaque. Cette façon de procéder est très intéressante et même parfois bouleversante. Ce qu’il cherche, c’est d’aller au plus près de la pensée de chacun, de les sonder du mieux possible et ne pas déformer leurs témoignages (il prend toutes les précautions par rapport à cela). Cela permet de voir tous les profils de personnes et les réactions différentes qu’ils ont pu avoir devant un drame qui les a pris par surprise et dont tous n’ont pas forcément saisis la portée immédiatement. En plaçant presque sur le même point que les victimes des anciens membres d’Aum, Murakami essaie de ne pas prendre parti et se livre à un travail quasi-journalistique, teinté toutefois d’une vraie dignité et d’un effacement de son auteur devant une tâche à la fois gigantesque et salutaire. C’est en cela que Underground est très impressionnant. Ça pourrait ressembler parfois à une sorte de fourre-tout mais on sent tout de même une construction sous-jacente autour de questionnements qui traversent tout cet essai. Le seul reproche que l’on peut faire à ce roman, c’est son aspect parfois un peu répétitif, ce qui ne le rend pas forcément facile à lire, mais c’est aussi ce côté exhaustif qui donne une grande force à tout le livre.
« J’ai décidé d’écrire ce livre parce que, en résumé, j'ai toujours voulu comprendre le Japon à un niveau plus profond. J’avais vécu à l’étranger, loin du pays, pendant un long moment – 7 ou 8 ans – d’abord en Europe puis aux Etats-Unis. J’étais parti après avoir publié La fin des temps et, hormis de brèves visites, je n’y étais pas retourné avant d’avoir terminé Chroniques de l’oiseau à ressort. J’avais considéré cette période comme un exil importé par moi seul. »
Underground est à la fois un livre à part dans la bibliographie de Murakami mais c’est aussi et surtout un ouvrage qui dit beaucoup de la société japonaise et qui s’inscrit finalement totalement dans les thèmes de prédilection de l’auteur. Ça ne se lit pas forcément très facilement mais c’est parfois très impressionnant et tout à la fois glaçant et réconfortant. Un ouvrage qui compte, assurément et qui doit être lu par les amateurs de cet auteur assez génial qu’est Murakami. On attend maintenant le nouveau.