La Critique
Après deux films un peu « différents » que je n’ai pas vu (Le soliste et Hanna), Joe Wright en revient à ses premières amours puisque que, comme pour ses deux réalisations initiales (Orgueil et préjugés et Reviens-moi), il s’attaque à un film autour d’un amour complexe avec, dans le rôle principal, Keira Knightley. Résumer ainsi les trois films dont il est question est peut-être un peu réducteur, mais il y a quand même de cela. On peut voir cette évolution comme une forme de retour aux sources à ce qui l’a fait connaître mais aussi ce pour quoi il est peut-être plus fait puisque Reviens-moi avait connu un petit succès public et critique, notamment dans le grand jeu des récompenses en 2008 : un Golden Globe remporté et une nomination aux Oscars pour le film. Il faut dire que ce dernier avait une certaine classe. En son temps, je disais tout de même de ce film qu’on était toujours à la limite du too much. Et j’ai bien peur que Anna Karénine, énième adaptation d’un roman culte de Léon Tolstoï, nous ait fait franchir le pas, et de belle manière. En effet, avec son dernier long-métrage, fort d’un parti pris de réalisation plus assumé, Joe Wright a un mérite qu’on ne peut pas lui retirer : il ne fait pas les choses à moitié. Alors, forcément, dans ces cas-là, c’est un peu à double tranchant : ça passe ou ça casse. Malheureusement, malgré quelques jolis passages, on est plutôt du deuxième côté.
Joe Wright fait un choix très net d’emblée, qui s’avère plus un pur choix de mise en scène que de scénario : celui de prendre l’histoire de cette jeune femme et d’en faire un ballet filmé. Cela est d’abord marqué par ce lieu – un théâtre – où beaucoup de choses se passent pour tous les personnages. Mais la mise en « scène » ne se contente pas d’utiliser seulement le cœur de la salle – la scène – mais bien le bâtiment lui-même. Le parterre est tantôt salle de balle ou paddock de course de chevaux et même les coulisses ou coursives où il se passe aussi des évènements et où les décors évoluent sous nos yeux constituent des lieux très importants. Cet espace est donc à la fois clos mais aussi, en un sens, ouvert, car il est le lieu d’un nombre très important de décors et donc d’ambiances différentes. Parfois, même, les personnages partent de ce théâtre pour se retrouver dans un autre décor. Plusieurs autres éléments nous font penser invariablement à un ballet. Il y a d’abord la très forte présence de la musique (nous y reviendrons) ainsi que cette propension à tout chorégraphier. Ainsi, les bonhommes ne peuvent pas se faire mettre une veste sans faire un petit tour sur eux-mêmes. C’est drôle au début, mais à la longue, ça devient un peu lassant. Enfin, et c’est peut-être le plus intéressant, tout le scénario est construit autour d’actes, avec des passages obligés (la rencontre, le dilemme, le choix,…) qui sont autant de parties bien différenciées. Cette façon de faire se déploie surtout dans une première demi-heure assez folle où on ne sait parfois plus bien où on se trouve puisqu’on est presque toujours dans le théâtre et où on est pris dans un tourbillon incessant. Tout cela culmine dans une scène de valse complètement dingue, et, il faut bien le dire, assez virtuose techniquement. Elle marque clairement la fin de ce que l’on peut qualifier le premier acte. Avant cela, on a eu droit à un autre passage fascinant, filmé d’une traite, où un personnage traverse trois ambiances alors que les décors défilent sous nos yeux, pour finalement se retrouver assis à une table. C’est techniquement irréprochable et même assez fascinant mais on se demande un peu à quoi une telle débauche de talent cinématographique sert vraiment.
Et c’est un peu la question qui va nous accompagner pendant tout le long-métrage, même si la suite du film est tout de même plus « classique » et moins flamboyante. Mais, c’est une façon d’aborder l’histoire qui n’est pas forcément inintéressante car Joe Wright joue beaucoup de ce théâtre, de ses jeux d’ombres et lumières, des miroirs qui sont partout, du besoin de paraître dont il est une vitrine presque absolue. En plus, en matière de reconstitution, il se pose là tant les décors et les costumes sont parfaitement dans le ton. Tout cela pour nous conter le destin de cette femme, bien plus coupable auprès de la société de son époque, d’avoir troublé un ordre établi, qu’auprès de son propre mari, qui, après tout n’est qu’un homme trompé, ni plus, ni moins. Plusieurs autres histoires en parallèle, notamment celle d’un ami du frère d’Anna, nous montrent d’autres facettes de l’amour à cette époque, même si ce n’est pas toujours ni très convainquant ni très utile à tout le déroulé de l’histoire. Tout le film repose donc sur une idée de mise en scène qui a une certaine originalité et qui, au moins, tranche un peu avec ce qu’on peut voir d’habitude avec le même type d’histoire. Par exemple, Royal Affair part à peu de choses près les mêmes éléments de scénario, mais en fait un traitement beaucoup plus classique. Avec Joe Wright, on est à peu près sûr que ça va donner dans le côté grandiloquent (on se souvient tous de la séquence de Dunkerque dans Reviens-moi) et, là, au moins, on n’est pas déçu du voyage, mais plus du résultat…
Avec ce film, on peut jouer au jeu du « trop de … tue le … », parce qu’il y a beaucoup d’éléments dont on peut dire cela. J’avais promis de reparler de la musique, qui en est un exemple parfait. Toujours présente en fond, elle finit par nous assourdir et, au bout d’un moment, on essaie même de l’oublier pour ne pas devenir fou. Il en est de même pour sa manière de filmer, toujours en mouvement. C’est très fluide mais, au bout d’un moment, ça en devient presque écœurant. On sent que Joe Wright est capable de se calmer un petit peu mais, tout de suite, on rentre dans quelque chose de très carré, sans aucune imagination, comme s’il ne pouvait que s’exprimer dans l’outrance. En ce sens, son cinéma me ferait presque penser à celui de Baz Luhrmann (Romeo + Juliet, Moulin Rouge, Australia), en moins excessif, quand même. Ici, de cette exaltation continue des sentiments amoureux que le réalisateur cherche à montrer, il ne reste pas grand-chose, si ce n’est un petit quelque chose qui se dégage de ce film : une forme de romantisme exacerbé, sans doute trop. Dans une telle configuration, Keira Knightley, et sa capacité à en rajouter des tonnes, se voit donner l’occasion de se faire plaisir. Et elle ne se gêne pas. On frise parfois le grotesque même si la limite n’est, là, jamais véritablement franchie. Face à elle, Jude Law est plus que sérieux, Aaron Johnson plus qu’insignifiant et tous les autres personnages plus qu’oubliables. Même Alicia Vikander, en princesse éconduite puis amoureuse, ne fait aucune étincelle alors que j’en espérais beaucoup après sa partition subtile dans Royal Affair. C’est comme si la mise en scène de Joe Wright prenait complètement le pas sur les acteurs dans leur ensemble et qu’on ne les voyait plus vraiment, cachés qu’ils sont derrière les trop nombreux artifices de réalisation. C’est un peu dommage mais, comme j’ai déjà pu le dire, Joe Wright a le mérite d’assumer jusqu’au bout une façon de faire personnelle et, en un sens, assez audacieuse. Je n’en cautionne pas complètement le résultat, parce que c’est « trop » tout ce qu’on veut, mais je ne peux que valider tout de même la vision artistique qu’il y a derrière et la volonté de réinventer à sa manière une œuvre connue et déjà plusieurs fois adaptée.