La Critique
Aller voir un film qui a reçu la Palme d’Or a toujours quelque chose à la fois de terriblement excitant mais aussi d’un peu intimidant. C’est en tout cas un véritable évènement dans une année cinématographique, en tout cas pour moi. Sur les douze dernières qui ont été distribuées, j’en ai vu dix au cinéma, une en DVD (La chambre du fils) et j’en ai raté une, peut-être la plus oubliable, d’ailleurs (Fahrenheit 9/11). Sinon, j’ai rarement été vraiment déçu par un choix du jury, si ce n’est celui de 2010 qui avait primé le très étrange Oncle Boonmee,… qui m’était passé un peu au-dessus de la tête. Quand, en plus, avant la projection, trois « monstres sacrés » du cinéma français et même mondial viennent présenter le film en question, ça met encore plus dans un drôle d’état. Thierry Frémaux – directeur de l’Institut Lumière à Lyon et surtout connu pour son rôle de délégué général au Festival de Cannes –, Michael Haneke – l’un des rares réalisateurs doublement « palmerisé » à Cannes (ils sont huit au total) – et Jean-Louis Trintignant – sans doute l’un des plus grands acteurs français de l’histoire – étaient en effet présents pendant un quart d’heure avant que le film nous soit dévoilé.
Ils n’ont pas vraiment parlé du long-métrage en lui-même (ce qui est toujours compliqué avant que les spectateurs n’y aient eu accès) mais ont plutôt essayé de le replacer dans la filmographie du réalisateur autrichien. Et ce dernier en a convenu que ce film était peut-être le plus « doux » qu’il ait réalisé jusqu’à maintenant (c’est pour dire). Après plusieurs tentatives infructueuses jusqu’au milieu des années 2000, l’Autrichien francophone et francophile a enfin obtenu l’une des récompenses les plus convoités dans le monde du cinéma : la Palme d’Or cannoise. C’était en 2009 pour Le Ruban Blanc, un film assez magistral sur une série d’évènements étranges dans un village de l’Allemagne du début du vingtième siècle. Ce qui m’avait surtout marqué dans ce long-métrage, c’était sa beauté formelle : un noir et blanc magnifique et quelques scènes pas loin de la perfection. Pour Amour, Michael Haneke s’intéresse à un couple et sa façon de réagir devant la maladie et la fin de vie. C’est « drôle » car sur un thème identique (même si l’histoire et le traitement sont différents) vient de sortir un film assez formidable, Quelques heures de printemps qui, lui, s’intéresse plutôt à la relation mère-fils dans cette épreuve. C’est dire si le sujet est frontalement abordé mais aussi qu’il est marquant et, sans doute, « cinématographique ». Thierry Frémaux nous a juste prévenus avant de nous laisser découvrir le film : « vous ne vous sentirez sans doute pas pareil dans deux heures et c’est là la grandeur de ce film. ». Et il a vu juste…
La première séquence introductive nous informe sur la conclusion de l’histoire et la mort de cette femme. Aucun suspense ne sera introduit de ce côté-là et, ainsi, le film ne traitera non pas de la fin mais bien de la façon d’y arriver. Et tout commence véritablement par une scène dans une salle de concert. Au milieu de la foule, on aperçoit deux personnes âgées rayonnantes, surtout la femme, heureuses de pouvoir assister à ce récital de piano. Les premières notes s’élèvent et, à mesure que le morceau continue, on rentre peu à peu avec eux dans leur domicile : un appartement parisien, un peu vieillot mais de grande taille. On n’en ressortira plus car, par la suite, tout va se dérouler au cœur même de ce logement, dans une forme de huis clos tout à la fois touchant mais aussi étouffant. On pourrait prendre cela pour une sorte d’artifice de réalisation – comme on pouvait d’ailleurs le dire du noir et blanc du Ruban blanc – mais, selon moi, ce n’est pas du tout le cas. C’est plutôt une façon de montrer le changement radical que la maladie apporte dans leur vie. Elle les coupe peu à peu eu monde, et, d’ailleurs, le nombre de visiteurs est extrêmement limité. Il y a les concierges un peu insistants pour aider et quelques visites de la fille du couple. Mais, visiblement, cela ne leur apporte pas beaucoup de réconfort. Par contre, ce qui est assez étonnant, et là, c’est un vrai choix de scénario, c’est qu’on ne voit jamais les médecins et on sait juste ce qu’a cette femme à travers ce qu’on en voit et ce qu’en dit de façon lapidaire son mari. Les infirmières, elles, font quelques apparitions. Cela permet selon moi vraiment de placer le couple au centre du long-métrage et non la maladie. La perspective en devient alors clairement différente.
De plus, ce « huis clos », Haneke le gère à merveille. Il joue magistralement avec les perspectives en donnant des impressions d’ouverture ou de fermeture à l’aide des différentes portes mais aussi des fenêtres, parfois. Toute cette maitrise de la « géographie » de l’appartement lui permet en tout cas de renforcer son propos sur le cloisonnement de plus en plus présent dans la vie de ce couple, entre eux et le monde mais, aussi, malheureusement, entre eux, du fait d’une maladie de plus en plus présente et handicapante. D’ailleurs, le film s’achève sur un dernier plan de cet appartement, vide, avec une vraie perspective et une lumière éclatante, les portes ouvertes. Dernier symbole d’une fin de vie finalement plus heureuse qu’on pouvait le croire ? Dans toute sa réalisation, Michael Haneke nous prouve une nouvelle fois son incroyable maitrise formelle et son extrême sobriété. Celle-ci se retrouve même jusque dans les génériques, sans aucune musique. Tout cela pourrait donner une forme de rigidité mais, au contraire, le réalisateur nous offre plutôt une succession de tableaux, sans aucun artifice et caractérisés par une très grande fluidité. Il y a peu de mouvements de caméra, un grand soin donné à la lumière et une vraie importance du cadre – les gros plans sont toujours signifiants, comme les plans plus larges. Il gère aussi parfaitement le rythme en choisissant avec soin les épisodes. Les ellipses sont nombreuses et permettent de se concentrer sur ce qui a du sens et est vraiment important. Cette réalisation permet surtout d’éviter l’un des grands pièges de ce type de film : tomber dans le pathos. En posant un regard finalement assez froid, sans emphase et sans effet sur une réalité, Haneke donne sa vision propre de cette fin de vie d’un couple. Il donne assez peu de clés au spectateur mais lui laisse plutôt le « loisir » de s’inventer ce qu’il souhaite.
Dans la réalisation, la musique a elle aussi un rôle très important dans le film. D’abord parce que l’homme et la femme étaient professeurs de musique mais aussi parce que leur dernière sortie commune est justement un concert. Il n’y a que quatre ou cinq passages musicaux au cours du film, ce qui est très peu mais qui montre aussi que chaque fois que le réalisateur décide d’en insérer, cela a un sens et est vraiment signifiant. Et en plus, vu que c’est magnifique (Schubert et Bach), ça ne gâche rien. Cette scène où Anne joue à son mari un Impromptu de Schubert est tout simplement magique et terriblement émouvante… Tout cela donne une succession de scènes souvent magistrales et le véritable « fil rouge » du film est en fait à voir autour du visage d’Anne, jouée par Emmanuelle Riva. Alors que celui-ci est rayonnant lors de la première séquence, il va peu à peu se décomposer au fil du film, montrant la déchéance progressive de cette femme qui ne trouve pas toujours le courage de se battre contre la fatalité. Face à elle, on trouve son mari, qui essaie de toujours lui témoigner son amour même si ce n’est pas évident. C’est en cela un vrai film sur le couple, sur l’amour inconditionnel et c’est pourquoi Amour est à la fois si beau et si terrible. Si tout devait être résumé dans une séquence, ce serait l’une des dernières où on a tout. Par respect pour ceux qui n’ont pas encore vu le film, je ne peux la raconter mais c’est incroyable comme, en un seul plan, on a toutes les formes d’amour entre ces deux êtres. Le genre de séquences qui reste très longtemps gravé dans les mémoires. Tout comme le film dans son ensemble d’ailleurs. Il n’y avait qu’à voir le silence pesant lors du générique et en sortant de la salle pour comprendre que je n’étais pas le seul à m’être pris une bonne claque cinématographique.
Avant la séance, Michael Haneke nous avait dit que Amour était avant tout un film d’acteurs et que c’étaient grâce à eux qu’il était si bon. Comme on a pu le voir, c’est aussi une grande réussite grâce à la réalisation mais il faut avouer que le couple formé par Jean-Louis Trintignant et Emmanuelle Riva, deux des acteurs les plus âgés à encore tourner (83 et 85 ans respectivement) nous offre une immense performance. Je trouve que c’est encore plus le cas pour Emmanuelle Riva qui joue à la perfection un rôle qui n’a pas du être facile à appréhender, surtout à son âge. Jean-Louis Trintignant est lui aussi assez formidable. Les deux sont même parfois déchirants. Alors oui, pour toutes ses raisons, Amour est un film forcément dur car il nous met de plein fouet en face d’une réalité difficile à accepter, mais c’est aussi sa grande force de le faire avec tant de maitrise. Par rapport à ce qu’a dit lui-même Haneke de son film (il le considère comme le plus doux), je ne suis pas en mesure de juger, ne connaissant pas sa filmographie, mis à part, donc, ses deux derniers films. Mais, tout ce que je peux affirmer, c’est que Amour est sans aucun doute l’un des chocs de cette année au cinéma, et même plus que cela tant ce long-métrage marque profondément le spectateur et l’invite à réfléchir sur sa propre vie mais aussi sur celle de ses proches. Encore merci Monsieur Haneke pour ce grand moment de cinéma et aussi un vrai remerciement et une admiration pour les deux acteurs principaux, l’un pour être sorti d’une retraite bien méritée et l’autre pour continuer sa carrière alors qu’elle aussi aurait bien le droit de se reposer…