La Critique
Depuis 2008 et le choc qu’avait constitué Hunger, on pressentait que l’on tenait en Steve McQueen un formidable faiseur de films. C’était un long-métrage exceptionnel, unique par sa « radicalité » à la fois artistique – un vrai travail sur le son et l’image était réalisé – et scénaristique – cette coupure incroyable au cœur du film avec un plan fixe d’une longueur et d’une force inouïes. Le réalisateur apportait vraiment une nouveauté dans sa façon de concevoir un film dans toutes ses dimensions. Souvent, dans ces cas-là, la suite est plus compliquée à gérer. Comment se renouveler (un tel artiste ne peut décemment pas faire deux fois le même film) tout en gardant sa singularité ? Steve McQueen a pris le temps (plus de trois ans) avant de faire ce film et il a bien fait car il relève le défi proposé avec brio. Shame est bien une nouvelle démonstration du talent incroyable de son réalisateur.
Ce qui est assez intéressant, c’est que la première image de Shame rappelle très fortement l’une des dernières de Hunger : Michael Fassbender, allongé sur son lit, sans bouger. Steve McQueen assume complètement une continuité, apportée par l’acteur, bien sûr, mais aussi par l’image brute, quasi-christique et inoubliable. Mais entre les personnages des deux films, la différence est de taille : Bobby Sands était acteur de son destin tragique alors que Brandon, dans Shame semble complètement soumis à ses pulsions. Cela est notamment montré par un « prologue » d’une dizaine de minutes, tout simplement exceptionnel : en quelques plans (notamment de Brandon dans le métro dévisageant une inconnue), on comprend très vite qui est ce personnage que l’on suivra pendant tout le film. La musique (qui ressemble beaucoup à du Hans Zimmer période La ligne rouge mais qui n’en est pas) accompagne cette succession de séquences. Le décor est magistralement planté, l’ambiance générale aussi.
Shame semble au premier abord moins « construit » que Hunger, qui avait pour lui une limpidité formelle déconcertante (deux temps séparés par une scène clé). La structure est ici moins nette et s’appuie plutôt sur une succession de tableaux, reliés entre eux bien sûr, mais possédant tout de même chacun une singularité, voire même une certaines forme d’autonomie. Mais on se rend assez vite compte qu’absolument rien n’est laissé au hasard. Toutes les séquences, parfois très longues, ont un sens et permettent de prendre conscience de l’évolution du personnage. S’il n’y a pas vraiment de scène-clé, une séquence apparaît tout de même comme centrale. Il s’agit de celle, impressionnante, où Sissy, la sœur de Brandon, chante un New York, New York lent et mélancolique, alors que le visage de son frère marque des premiers signes d’émotion. C’est aussi la relation entre le frère et la sœur qui se noue ici, faite de non-dits, de haine mais également d’amour. Ce rapport entre les deux est réellement intense et on sent qu’il se passe quelque chose de très fort.
Mais cette séquence n’est pas la seule qui est incroyable. En effet, ce film est ponctué de très nombreuses scènes d’une grande pureté d’un point de vue cinématographique. L’adéquation entre la musique (la plupart du temps les Variations Goldberg de Bach) et l’image est toujours très réussie. Steve McQueen propose un vrai travail sur l’image en tant que telle et on sent que c’est vraiment quelque chose qui lui tient à cœur. Tous les plans sont extrêmement travaillés et recherchés afin de correspondre au mieux aux sensations des personnages. Ainsi, rarement le New York froid et sombre a été aussi bien appréhendé et filmé que dans ce film. Et que dire du sexe qui est parfois montré de façon très « brutale » et à d’autres moments de façon absolument magnifique. Comment oublier l’une des dernières séquences, d’un érotisme incroyable parce que visuellement époustouflante. On se laisse souvent emporter, comme lors de cette séquence du long travelling avec du Bach en musique de fond alors que le personnage central court dans les rues d’un New York en pleine nuit. Magistral.
On pourrait reprocher parfois à Steve McQueen de se laisser regarder filmer. Mais, honnêtement, quand cette qualité d’image est atteinte, on ne peut pas s’en plaindre : la lumière, le cadrage, les mouvements de caméra, tout est réalisé avec une très grande maîtrise et surtout, une vraie volonté artistique. Le réalisateur ne filme pas seulement pour dérouler une histoire, mais bien pour créer une œuvre singulière. Il ne fait pas uniquement de longues séquences, qui peuvent paraître trop longues aux yeux de certains. Lorsqu’il a besoin, pour montrer quelque chose de précis, d’accélérer le mouvement, il sait très bien le faire, avec la même maestria d’ailleurs. Grâce à sa réalisation, Steve McQueen arrive à faire passer beaucoup de choses, sans forcément qu’elles soient exprimées dans la parole. Le dernier quart d’heure, où tout semble s’accélérer pour le personnage, est ainsi incroyablement puissant et laisse le spectateur KO. Il n’est accompagné que de musique, mais le montage, le rythme, le jeu sur les couleurs sont tels que tout est dit sans mots. L’image plus forte que tout…
Pour réussir un film avec de tels plans-séquences, Steve McQueen est obligé de s’appuyer sur des acteurs de très grande qualité. Et là, le moins que l’on puise dire, c’est qu’il a touché le très gros lot. En refaisant confiance à un Fassbender qui était déjà épatant dans Hunger, Steve McQueen ne s’est pas trompé. L’acteur donne une vraie force à son personnage. Il arrive à moduler ses expressions de façon presque imperceptible. Il confirme en tout cas qu’il est bien un acteur à suivre dans les prochaines années. Et que dire de Carey Mulligan, épatante dans le rôle un peu plus effacé mais terriblement important. Au-delà de la prouesse de sa scène de chanson, elle irradie littéralement les quelques séquences où elle apparaît. Elle aussi s’affirme de plus en plus comme une des actrices importantes du cinéma des années 2010.
Globalement, c’est un film qui met mal à l’aise. On suit un personnage qui a un comportement dérangeant, comportement que l’on a du mal à accepter. Le film montre crûment comment les pulsions d’un homme peuvent peu à peu faire dérailler sa vie et celle de ceux qui l’entourent. Mais là où se trouve la force de Steve McQueen, c’est d’arriver à faire de cette histoire a priori malsaine un film d’une beauté et d’une force confondantes. Shame est en tout cas un film qui résonne en nous longtemps après la fin de la séance et qui ne nous lâche plus. Dernier signe que nous tenons bien là un très grand film et confirmation par la même occasion que Steve McQueen est bien un réalisateur d’une très grande qualité.